Paul Felix Lazarsfeld
1 PRÉSENTATION
Lazarsfeld (1901-1976), sociologue américain d’origine autrichienne.
L’une des figures dominantes des sciences sociales dans les années 1950-1960, Paul Lazarsfeld a marqué l’histoire de la sociologie des communications de masse par son apport méthodologique et par les conclusions de ses travaux sur les comportements de choix (dans la consommation et le vote notamment) et l’influence des médias sur les mécanismes de décision des individus.
2 DES CHÔMEURS DE MARIENTHAL…
Né à Vienne (Autriche) dans une famille d’intellectuels juifs, Paul Lazarsfeld obtient son doctorat en mathématiques appliquées en 1925, après avoir parallèlement mené des études de droit et d’économie. Il est professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire lorsqu’il rencontre le couple de psychologues allemands Karl et Charlotte Bühler, dont il devient l’assistant à l’université de Vienne ; avec eux, il crée, à la fin des années 1920, un centre de recherche en psychologie sociale appliquée aux problèmes économiques et sociaux. Militant socialiste depuis sa prime jeunesse, il entend sublimer par cet axe de recherche novateur son engagement déçu par les échecs du socialisme en Allemagne et en Autriche. L’une de ses premières enquêtes dans ce sens porte sur les habitants de Marienthal, bourg situé à proximité de Vienne et durement touché par la crise économique de 1929 et le chômage ; elle aboutit en 1932 à la publication de Die Arbeitslosen von Marienthal, cosigné avec Marie Jahoda et Hans Zeisel (les Chômeurs de Marienthal, 1982).
Cette étude, qui combine de manière originale les données quantitatives et la recherche qualitative (observation participante, recueil de récits biographiques), montre les effets d’une situation de chômage structurel sur les actions des chômeurs : les chômeurs de Marienthal sombrent pour la plupart dans l’apathie plutôt que de résister ou de se révolter. L’enquête de Marienthal fixe le thème dominant de ses travaux ultérieurs : expliquer les réactions des individus face à leur environnement social. Si Paul Lazarsfeld lui-même se montrera par la suite critique à l’égard de cette enquête en raison de ses imperfections méthodologiques, elle lui vaut une bourse Rockefeller et un voyage d’études aux États-Unis (1933).
3 … À L’ÉCOLE DE COLUMBIA
Tandis que le Parti socialiste est interdit en Autriche en 1934 et que sa propre famille est arrêtée, Paul Lazarsfeld s’installe définitivement aux États-Unis. Il se voit confier la direction d’un institut de psychologie appliquée dans la nouvelle université de Newark (New Jersey) puis, en 1937, il est désigné pour diriger un Bureau pour la recherche sur la radio (Office of Radio Search) à l’université Princeton, et oriente ses recherches vers l’étude de l’impact des médias sur le comportement des individus (en particulier pour l’achat de biens de consommation courante). En 1940, il obtient une chaire de sociologie à l’université de Columbia et prend la direction du nouveau Bureau de recherche sociale appliquée (Bureau of Applied Social Search) qu’il développe avec Robert King Merton ; l’université Columbia, où il conserve son poste jusqu’en 1970, devient l’un des principaux centres de la recherche américaine en sociologie, tandis que l’exemple de l’école de Columbia nourrit la création de nombreux instituts de recherche aux États-Unis puis en Europe dans les années 1950-1960.
4 COMMUNICATION DE MASSE, MÉDIAS ET COMPORTEMENTS DE CHOIX
L’œuvre de Paul Lazarsfeld vise à expliquer, à partir d’indices objectifs, les processus de décision et d’action des individus, en particulier dans la vie politique (décisions de vote) et la vie économique (décisions de consommation), et sous l’influence des médias de masse. À la faveur du développement des sondages d’opinion, il est le premier à mener de grandes enquêtes empiriques sur le vote, destinées non pas à prévoir l’issue du scrutin mais à analyser l’évolution de l’opinion des électeurs et leur décision finale, en fonction de leurs caractéristiques sociales et de l’influence des campagnes électorales relayées alors par la radio. Pour sa première grande étude électorale, conduite lors du scrutin présidentiel de 1940, il élabore une méthode d’enquête (baptisée « panel ») consistant à mener, tout au long de la campagne électorale, des interviews répétées auprès d’un échantillon représentatif d’électeurs. Les conclusions de l’enquête, publiées dans The People’s Choice. How the Voter makes up his Mind in a Presidential Campaign (1944, cosigné par Bernard Berelson et Hazel Gaudet), montrent le rôle déterminant exercé sur le vote par les caractéristiques sociales : « une personne pense, politiquement, comme elle est socialement ». Il est ainsi possible de formuler un « indice de prédisposition politique » (Index of Political Predisposition, IPP) à partir du statut socio-économique, de la religion et du lieu de résidence. The People’s Choice permet aussi de réévaluer la supposée puissance de médias en montrant qu’ils n’ont pas d’effet mécanique sur le vote et tendent plutôt à renforcer l’opinion des électeurs.
Paul Lazarsfeld poursuit ses enquêtes sur l’influence des médias avec une série de publications sur les décisions de consommation en relation avec l’écoute radiophonique (Radio Research, 1941, 1944 et 1949), puis affine son analyse du vote avec Voting. A study of Opinion Formation in a Presidential Campaign (1954), où il met en lumière l’importance des relations interpersonnelles (non seulement au sein de la famille, mais aussi dans le champ amical et professionnel, ou encore dans le voisinage géographique) dans le comportement électoral. Dans Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communication (1955, cosigné par Elihu Katz), il développe sa théorie du « flux de communication en deux temps » (two-step flow of communication) : les choix individuels de consommation, s’ils sont certes influencés par les médias, ne sont pas déterminés directement par les émissions télévisées ou les publicités mais sont guidés par l’intermédiaire de groupes primaires (parents, amis, professeurs, etc.), appelés leaders d'opinion.
5 LE PROMOTEUR DE LA PENSÉE MATHÉMATIQUE EN SOCIOLOGIE
Les recherches empiriques de Paul Lazarsfeld, destinées à l’élaboration de schémas d’analyse de l’action et de la décision, reposent sur d’importants travaux méthodologiques concernant l’application des mathématiques à la recherche sociologique (méthode des panels, analyse multivariée, analyse de contenu). Ces modèles méthodologiques sont notamment présentés dans The Language of Social Research (1955) — traduit en français et adapté en trois volumes par Raymond Boudon (le Vocabulaire des sciences sociales, 1965 ; l’Analyse empirique de la causalité, 1966 ; l’Analyse des processus sociaux, 1970) —, dans lequel Paul Lazarsfeld s’efforce aussi de codifier le langage des sciences sociales. Critiqué pour avoir privilégié une approche quantitativiste des faits sociaux, il se consacre pourtant à la fin de sa carrière à la réflexion théorique et à la recherche épistémologique (Philosophie des sciences sociales, 1970) et est chargé de rédiger le chapitre consacré à la sociologie dans un ouvrage collectif de l’Unesco sur les Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines (Qu’est-ce que la sociologie ?, 1970).